Le Quai des brumes – de Marcel Carné – 1938
La scène se passe dans une fête foraine. Soudain, le bruit s’estompe, la foule disparaît. La caméra cadre pour la première fois les visages de Michèle Morgan et Jean Gabin en gros plans. Un silence. « T’as de beaux yeux, tu sais ». Un silence. « Embrassez-moi »… Des frissons, un grand soupir, des yeux émerveillés… C’est beau quand une scène aussi mythique que celle-là est à ce point à la hauteur de sa légende.
Le Quai des Brumes, bien sûr, ne se limite pas à cette déclaration d’amour absolument sublime : ces gros plans inoubliables constituent une sorte de parenthèse dans le film, et dans le destin cruel de ces deux êtres dont l’histoire d’amour ne sera qu’une fulgurance dans une existence pas franchement drôle.
Classique absolu, signé par le tandem Prévert/Carné, d’après un roman de MacOrlan, Le Quai des brumes est un film foncièrement désespéré, qui a été plutôt mal accueilli à sa sortie : voir Gabin, immense star, interpréter un déserteur dans un film jugé déprimant n’était pas vraiment bien vu à une époque où on cherchait plutôt à encourager le patriotisme de la jeunesse, la guerre menaçant.
Il faut dire que ce film d’atmosphère, derrière ses dialogues poétiques et teintés d’une ironie cynique mais souvent drôle, va très loin dans le désespoir. La brume omniprésente qui recouvre Le Havre, ses docks et ses terrains vagues (de magnifiques décors de studios signés Alexandre Trauner), est visuellement magnifique, mais souligne à chaque moment le fait qu’aucun de ces personnages n’a d’avenir.
Pas plus Jean le déserteur (le mot ne sera jamais prononcé) qui attend de pouvoir embarquer vers d’autres horizons, que la jeune Nelly victime, on le devine aisément, des persécutions voire des attouchements de son ignoble percepteur (Michel Simon). Que ces deux-là se croisent et s’aiment ne changera rien à l’affaire. Le film illustre simplement une bulle au cœur de ce brouillard sans fin qu’est leur existence.
Dans cette bulle, ils rencontrent des ordures, à commencer par Pierre Brasseur, exceptionnel en petit malfrat teigneux mais lâche comme c’est pas permis. Mais ils croisent aussi des paumés, comme eux, qui sans rien attendre leur viennent en aide, dans une espèce de havre de paix pour paumés : une improbable buvette perdue dans la brume, où ceux qui n’attendent plus rien de la vie se retrouvent, et notamment un peintre au bord du suicide interprété par un Robert Le Vigan bouleversant.
Tourné après l’incompris mais génial Drôle de Drame, Le Quai des brumes trouve sa place dans une période de grâce pour Marcel Carné, qui enchaînera avec Hôtel du Nord (auquel ne collabore pas Jacques Prévert), Le Jour se lève, Les Visiteurs du soir et Les Enfants du Paradis… Difficile de faire mieux.