Les Grandes Espérances (Great Expectations) – de David Lean – 1946
Le chef d’œuvre de Dickens a été plusieurs fois porté à l’écran. Cette adaptation, signée Lean (qui reviendra à Dickens dès l’année suivante avec Oliver Twist), est sans doute à la fois la plus fidèle, et la plus réussie.
Avec cette œuvre visuellement somptueuse, Lean signe un magnifique film sur le passage à l’âge adulte, et sur le difficile deuil de l’enfance. Derrière son aspect de conte un peu naïf, le film est d’une richesse impressionnante. Il dresse des liens complexes entre l’adulte et l’enfant qu’il fut. En devenant un homme (un passage difficile marqué par une rupture totale de cadre de vie), Pip, le héros, réalisera que les bonnes fées de son enfance ne sont pas ce qu’il pensait, pas plus que le croquemitaine qu’il avait rencontré par une nuit brumeuse et cauchemardesque.
La bonne fée, alias l’étrange Miss Haversham, n’est qu’une imposture ; le monstre, bagnard évadé, est bien moins monstrueux qu’il en a l’air… C’est tout l’univers imagé, naïf et manichéen de l’enfance qui explose, mine de rien. Et la perte de l’innocence ne se fait pas sans douleur…
L’histoire de Pip est racontée en deux époques : l’enfance d’abord, puis le début de l’âge adulte. Et c’est passionnant de voir les changements visuels et narratifs que Lean adopte d’une époque à l’autre. Pour l’enfance, son style est proche de l’expressionnisme, avec des ombres inquiétantes, des plans désaxés très marqués, et de grands ciels nuageux qui surplombent d’immenses espaces vides et inquiétants; des marais baignés de brumes… On pense à L’Aurore, de Murnau. On pense aussi à l’utilisation des paysages dans Lawrence d’Arabie, que Lean tournera quelques années plus tard. La couleur et le cinémascope en moins.
Cette première partie est du pur Dickens : Pip, jeune orphelin, grandit dans une maison perdue dans un environnement hostile, élevé par une sœur qui ne l’aime pas et le bat à longueur de journées… De la même manière, l’apparition du forçat évadé à qui Pip vient en aide un peu malgré lui évoque les grandes figures machiavéliques dickensiennes, mais aussi la créature de Frankenstein (pas étonnant que De Niro ait joué les deux personnages dans les années 90 – voir le Frankenstein de Branagh).
Changement de style et de ton avec le passage à l’âge adulte. Finies les brumes inquiétantes et les grands paysages : Pip hérite d’un mystérieux donateur (qu’il croit à tort être Miss Havisham), et part apprendre les bonnes manières à Londres… où il apprendra surtout le cynisme, la débauche et la snobinerie, avant d’être rattrapé par son enfance avec une apparition inattendue. Là, l’approche de Lean se veut moins onirique, plus ancrée dans la réalité, et dans ce Londres grouillant de vie.
Comme souvent chez Lean, les personnages, et leur évolution, sont intimement liés aux décors dans lesquels ils évoluent. C’était le cas avec la maison de Heureux mortels, la gare de Brève rencontre ou la chambre de Madeleine ; ce sera évidemment le cas pour ses grandes fresques à venir (du Pont de la Rivière Kwai à La Route des Indes). Ici, peut-être plus encore que dans ses autres films, Lean fait des décors des personnages à part entière. Il oppose le clinquant hypocrite de Londres à l’authenticité simple de la maison du marais, et cela suffit pour montrer les égarements d’un Pip en quête d’identité.
Lorsque Pip retrouve Estella dans le château sans vie de Miss Haversham, il sait que le bonheur n’a pas sa place dans cette demeure vide et figée dans le passé. Et quand il se réveille après une longue maladie qui marque la fin de son « apprentissage », c’est « à la maison » que Joe, son forgeron de père adoptif, l’a ramené…
Beau film sur le deuil de l’enfance, ce Great Expectations est du pur Dickens, et du pur Lean.
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