Au bonheur des dames – de Julien Duvivier – 1930
C’est l’un des derniers films français muets, alors que le parlant s’était déjà généralisé. Et il fallait du courage à Duvivier, pour imposer cette technique considérée alors comme archaïque, pour un film aussi ambitieux que cette adaptation du roman de Zola. Un roman où la foule et le bruit jouent un rôle primordial. Et pourtant, le muet restitue parfaitement ce vacarme d’un nouveau monde : celui des grands magasins qui se développent en condamnant les petites boutiques d’antan. Une époque qui disparaît, une autre qui commence… Un peu comme le cinéma muet, à qui Duvivier offre un dernier soubresaut, mais qui disparaissait déjà au profit du parlant qui remisait les artisans d’hier, aussi talentueux soient-ils, au rang de dinosaures inutiles. Un bel adieu en signe de chant d’amour.
Car cette année-là, l’immense majorité des films français n’étaient rien d’autre que du théâtre filmé (souvent platement), et mal dialogués. Qu’importe la forme pourvu qu’on ait le son. Ici, la caméra de Duvivier se substitue parfaitement au style de Zola pour transcrire ce monde grouillant. Le cinéaste filme remarquablement la foule et son mouvement perpétuel : le bruit omniprésent est clairement tangible, par la seule force des images… Un art narratif qui atteint une sorte de perfection.
Paradoxalement, le son (le bruit, plutôt) est au cœur de ce film muet, qui se fait de plus en plus assourdissant, jusqu’à l’apogée du film, avec un montage alterné ahurissant qui souligne d’une manière incroyable la folie et la rage grandissantes du petit commerçant, Baudu, qui voit son magasin courir à sa perte, sa fille malade mourir de chagrin, et sa nièce (Denise, jeune orpheline jouée par Dita Parlo) tomber amoureuse du patron du grand magasin installé jusqu’en face de chez lui (Pierre de Guingand apporte son charme et son élégance à Mouret, le faux méchant de l’histoire).
Et curieusement, le moment le plus calme du film, ce film où cette cohue semble enfin s’effacer le temps d’un court instant, comme si le monde retenait son souffle, est aussi celui où Dita Parlo prononce l’unique réplique parlée du film : après avoir giflé gentiment un Mouret un peu trop entreprenant, elle s’exclame : « Pardon, je ne l’ai pas fait exprès », réplique douce et désuète qui souligne joliment cette parenthèse enchantée. C’est aussi dans cette scène que Dita Parlo parvient enfin à s’extirper de la ville tentaculaire : son visage se dessine pour la première fois sur un ciel ensoleillé et pur, que ne vient pas perturber le bitume, la foule ou les immeubles. Seule, enfin.
Au bonheur des dames est l’une des plus belles adaptations d’un roman de Zola, bien plus passionnante, par exemple, que le Nana de Renoir. Duvivier, s’il prend quelques libertés, retrouve l’esprit du roman, en évitant tout manichéisme, et en soulignant la mesquinerie des hommes et leur vision étriquée. Du patron du grand magasin ou du petit commerçant de quartier, lequel est le plus coupable ? « Le seul responsable, c’est le progrès », conclut finalement Dita Parlo (et Duvivier), avec une pointe d’amertume, mais en regardant enfin vers l’avenir. Non sans de cruels sacrifices : le progrès est incontournable, mais il a un prix.
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