Le Narcisse noir (Black Narcissus) – de Michael Powell et Emeric Pressburger – 1947
Une religieuse faisant sonner une immense cloche installée au sommet d’une falaise surplombant une vallée s’étalant à des dizaines de mètres en contrebas, coincée entre les premières montagnes de l’Himalaya… Cette image incroyable, filmée dans une plongée vertigineuse, est rentrée dans l’histoire du cinéma. Impressionnante, irréelle, constituée d’un mélange de décors réels et de toiles (magnifiquement) peintes, elle illustre parfaitement les sensations que ce film du génial tandem Powell/Pressburger fait naître chez le spectateur, comme une expérience sans précédent dans l’histoire du cinéma.
D’intrigue, il n’y en a pas vraiment. Tout juste une trame narrative qui montre un petit groupe de religieuses chargé de s’installer dans un ancien harem situé dans une région escarpée et isolée de l’Himalaya. Le tandem de cinéastes, alors dans une incroyable période d’inspiration (le film est tourné entre Une question de vie ou de mort, et Les Chaussons rouges), ne « raconte » pas, « n’explique » pas. Il plonge ses personnages, et ses spectateurs, dans un univers tellement différent de ce qu’ils connaissent, qu’il en devient irréel et parfois presque grotesque, à l’image de ce palais gigantesque et vide, de cet agent britannique débarquant en short sur un âne, ou de ces toiles peintes impressionnantes.
Le film est déstabilisant car il ne facilite pas la tâche. Il n’en est pas moins d’une immense beauté. Rarement des personnages auront gardé à ce point leur mystère, tout en dévoilant les fêlures d’une existence perdue. Car les religieuses chargées de faire revivre cet ancien lieu de débauche, à l’autre bout du monde (et presque dans un autre monde), n’ont rien de stéréotypes monolithiques totalement dévouées à Dieu. On devine chez elles une blessure secrète et des tourments que cet isolement total dans un milieu étranger et hostile, avec ce vent incessant et cet oxygène trop rare, ne fait qu’accentuer. Jusqu’aux portes de la folie.
Le personnage de Deborah Kerr (qui retrouvera un rôle de religieuse dix ans plus tard dans Dieu seul le sait, de John Huston) est le plus bouleversant de tous. Parce qu’elle est en apparence la plus froide des nouvelles locataires, et la plus dure. Mais que derrière ces yeux déterminés et inflexibles se cache, de plus en plus mal, une blessure on ne peut plus banale : une triste histoire d’amour même pas spectaculaire, qui a donné à sa vie un tournant inattendu. Mais aussi parce qu’on devine l’histoire d’amour qui aurait pu lier cette religieuse et l’agent britannique en poste sur place (David Farrar), alors qu’on sait qu’il n’y aura pas même l’ébauche d’un flirt.
Ce qui est vraiment beau dans ce film, bien plus que les paysages pourtant sublimes, c’est justement ce qui n’est pas. C’est la vie que ces religieuses n’ont pas eu. Ce sont les relations qu’elles ne sauront pas lier avec la population locale, les discussions qu’elles ne peuvent pas avoir à cause de la barrière de la langue. C’est la mission qu’on leur confie et qui n’a aucune chance d’aboutir. C’est l’univers qu’elles essaient de créer sans vraiment y croire. Et c’est cette romance qui aurait pu éclater dans une autre vie, sous d’autres cieux.
Le résultat est un film déroutant, fascinant, et sans illusion.
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