Desperate (id.) – d’Anthony Mann – 1947
C’est avec ce petit film noir que Mann a mis son premier pied dans la cour des très grands. A partir de ce Desperate, et pendant à peine trois ans, le réalisateur allait signer une série impressionnante de six chef d’œuvres noirs (de La Brigade du Suicide à Incident de frontière).
On est ici dans la plus pure tradition du genre : le héros est un monsieur tout le monde à l’image de la masse laborieuse américaine, un chauffeur routier prêt à accumuler les heures sup pour faire vivre sa petite famille, alors que sa jeune épouse est enceinte de leur premier enfant. Un homme qui se retrouve, bien malgré lui, partie prenante d’un hold up sanglant. Et comme dans tout bon film noir, notre héros, interprété par un Steve Brodie parfaite incarnation de l’Américain moyen, accumule les mauvais choix.
Appelé un soir pour assurer une livraison urgente, il se retrouve piégé par un camarade d’enfance qui, lui, a choisi la mauvaise voie. C’est Raymond Burr, futur voisin criminel de Fenêtre sur cour, et déjà bad guy incontournable du cinéma noir. Burr à l’écran, lors de cette décennie 40, c’est une silhouette massive qui ne contient que de la hargne et de la cruauté. Ici, peut-être encore plus que dans ses autres films : car on sent chez ce personnage une véritable délectation à sacrifier celui qui a grandi dans le même quartier défavorisé que lui, et qui a fait le choix de s’en sortir.
Desperate, c’est le destin croisé de ces deux hommes nés sous la même étoile, mais ayant fait des choix de vie radicalement différents. Réunis autour d’un hold-up qui tourne mal, tous deux se retrouvent confrontés à un double enjeu. Pour le premier, il s’agit d’échapper à tout le monde (la police dont il est persuadé qu’elle ne le croira pas, et la pègre déterminée à le retrouver), tout en protégeant sa jeune épouse et leur futur bébé. Le second, également acculé par la police, doit mettre la main sur le camionneur, dont il se persuade qu’il peut sortir son jeune frère de prison en lui faisant porter le chapeau ; tout en voulant avant tout liquider ce type dont l’avenir semble plus radieux que le sien.
Fortement ancré socialement, comme tous les grands films noirs, Desperate est donc un film sur le libre arbitre, sur le destin qui n’appartient qu’à soi. Un film purement américain, et finalement assez classique dans le fond.
Mais ce qui frappe ici, dans ce qui est encore un film de jeunesse pour Mann, c’est la maîtrise formelle du cinéaste. Même sans John Alton, qui sera son chef op pour ses films noirs à venir, Mann signe un film visuellement splendide, magnifiquement photographié par George E. Diskant, qui sera un collaborateur régulier de Nicolas Ray (Les Amants de la nuit, notamment). La première moitié du film, surtout, essentiellement nocturne, est impressionnante.
Mann a une manière particulièrement frappante de filmer ses personnages, en gros plans aux angles improbables qui apportent un dynamisme incroyable au film, ou en utilisant des objets inattendus en premier plan : une chaise à barreaux devant le visage inquiétant de Raymond Burr, des masques de carnaval qui cachent les fugitifs…
Très remarqué à sa sortie, ce film tourné pour la RKO a attisé l’intérêt des dirigeants de la Eagle Lion, une autre petite firme moins connue aujourd’hui, mais dont les films noirs à petits budgets sont tout aussi remarquables. C’est pour elle que Mann tournera, dès les mois suivants, une série de chef d’œuvre parmi lesquels Marché de brutes et La Brigade du Suicide.
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