Voyage au pays de la peur (Journey into Fear) – de Norman Foster (et Orson Welles) – 1943
Orson Welles lui-même minimisait volontairement son implication dans cette adaptation d’un roman d’Eric Ambler, en laissant la paternité à Norman Foster, réalisateur jusque là surtout connu pour avoir dirigé les séries des Moto et des Charlie Chan. Difficile, pourtant, de ne pas y voir sa patte. Au générique de ce faux film noir, on retrouve d’ailleurs toute « sa » troupe du Mercury Theater, Joseph Cotten en tête. L’acteur, qui était à l’affiche de Citizen Kane un an plus tôt, est à la fois le scénariste crédité, et l’acteur principal du film.
Cotten est de toutes les scènes. Normal : comme dans Le troisième homme, autre géniale adaptation (de Greene, cette fois) sans doute officieusement réalisée par Welles, son personnage est plongé au cœur d’une histoire cauchemardesque dont le spectateur adopte le point de vue. Ici, on va très loin dans le cauchemar et dans la parano. Cotten interprète un vendeur d’armes en voyage d’affaire à Istambul, qui devient un enjeu militaire de première importance : des agents au service de « l’Ennemi » sont chargés de l’abattre pour retarder de quelques semaines une importante vente d’armes, retard qui pourrait changer le cours de la guerre.
L’intrigue a quelque chose d’irréelle : vécue entièrement du seul point de vue de Cotten, obligé de prendre la fuite à bord d’un bateau où le tueur s’est lui aussi embarqué, elle a la naïveté d’un homme qui n’a rien d’un stratège de guerre, pas plus que la carrure d’un héros. Un monsieur tout le monde un brin cynique (il ne travaille pas pour un gouvernement, mais pour un marchant d’armes, et fait de toute évidence fortune en ces temps tragiques – « la guerre est le refuge des capitalistes », clame un personnage très secondaire du film), confronté à un complot qui le dépasse, et enfermé dans une « prison » en pleine mer, avec des compagnons dont il ne sait rien.
De toute cette galerie de personnages qu’il est obligé de cotoyer, la chanteuse de cabaret est la seule avec laquelle il peut lier une relation sincère (malgré leur attirance réciproque : Cotten est un personnage marié et heureux en ménage). Elle est interprétée par Dolores Del Rio, sublime héroïne popularisée à la fin du muet par les films d’Edwin Carewe (Evangeline…), oasis de douceur et de compréhension dans un monde où le moindre rapport humain est douteux.
Outre les sublimes images (jeux d’ombres impressionnants ; séquence inoubliable de poursuite sur une façade d’immeuble, et sous une pluie battante), le film est marqué par des personnages d’une puissance rare. Cotten, en monsieur tout le monde un peu terne, un peu ennuyeux, est excellent. Mais son personnage fait pâle figure à côté de ceux qui tiennent leur rôle, quel qu’il soit dans la grande Histoire en marche : Orson Welles lui-même, en improbable vétéran de l’armée turque, figure qui semble tout droit sortie d’un musée de cire ; ou encore cet incroyable tueur mélomane obèse et inquiétant, dont l’arrivée est illustrée musicalement par un disque rayé, et dont la première apparition évoque curieusement l’ouverture du Samouraï, que Melville réalisera un quart de siècle plus tard.
Chef d’œuvre oublié, Voyage au pays de la peur est d’une sobriété et d’une concision extrêmes. Pas un plan qui ne soit marquant dans cette pépite rare, et indispensable.
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