La Fille des Marais (Das Mädchen vom Moorhof) – de Douglas Sirk (Detlef Sierck) – 1935
Même si, visuellement, il y a un monde entre l’univers bucolique en noir et blanc proche du réalisme poétique alors en vogue en France, et les couleurs vives de ses grands mélos hollywoodiens des années 50, il y a déjà tout Sirk dans cette histoire d’amour entre deux êtres que tout sépare, et en particulier à travers le personnage de Helga, jeune servante prête à sacrifier son bonheur pour celui qu’elle aime en secret, et pour respecter les règles de la société. Un thème qui reviendra tout au long de l’œuvre sirkienne…
La Fille des marais est un film de jeunesse : c’est seulement le deuxième long métrage de Sirk (qui s’appelait encore Detlef Sierck), et son premier mélodrame. Le film est à l’époque une production importante pour la UFA, la plus célèbre des firmes de cinéma allemande de l’entre-deux-guerre, qui voulait en faire une adaptation de prestige d’un roman suédois de Selma Lagerlöf, première femme Prix Nobel de littérature. Le film suivant de Sirk-Sierck sera d’ailleurs une autre adaptation d’un classique suédois (Les Piliers de la Société, d’après Ibsen). Moins connus que les films qu’il tournera un peu plus tard en Allemagne avec la star de l’époque, Zarah Leander, ces deux adaptations littéraires sont pourtant bien plus passionnantes, et beaucoup plus personnelles.
La scène d’ouverture est un petit chef d’œuvre à elle seule. Sur une place de village, des fermiers viennent pour la foire aux servantes, variantes à peine plus humaine de la traditionnelle foire aux bestiaux. C’est là qu’on rencontre nos deux futurs tourtereaux : le fils de fermier Karsten Dittmar, venu recruter (ou acheter ?) une nouvelle servante, et la frêle Helga Christmann, venue non pas chercher un emploi, mais défendre son honneur. Elle est attendue au tribunal après avoir porté plainte contre son ancien employeur qui refuse de reconnaître qu’il est le père de son enfant.
Dans ce microcosme très traditionnel et très religieux, la jeune femme, qui a le double handicap d’être d’une famille pauvre, et d’être mère célibataire, est l’objet de toutes les railleries. Mais l’opinion change radicalement lors d’une scène typiquement sirkienne : alors que son ancien patron et amant s’apprête à jurer sur la bible qu’il n’est pas le père, Helga, paniquée, décide de retirer sa plainte pour empêcher le père de son enfant de blasphémer. Un geste salué par tout l’auditoire, et par Karsten qui, du coup, lui propose de venir travailler dans la ferme familiale. La rédemption par l’abnégation… Là aussi, un thème redondant dans la filmographie de Sirk.
Tout le film est aussi brillant que cette première séquence. On fait bientôt la connaissance de l’autre femme importante du film : Gertrud, la fiancée de Karsten, qui ne serait pas une mauvaise personne si elle ne pressentait pas le danger que représente Helga pour son couple. Et puis il y a le père de Karsten, un « taiseux » qui ne parle que quand c’est nécessaire, c’est-à-dire pas avant près d’une heure de film, n’ouvrant la bouche que quand il réalise qu’il a un rôle vital à jouer. On ne dira pas ici quel est ce rôle, mais il donne lieu à une série de retournements de situations qui oscillent constamment entre la légèreté et le désespoir.
Sirk réussit là un tour de force : signer un quasi-premier film qui porte déjà en germes tout son univers. C’est beau et romantique, et il y a dans ces paysages façonnés peu à peu par la main laborieuse de l’homme (c’est un pays de tourbiers) un souffle simple et frais, digne de la culture nordique.