L’Impératrice rouge (The Scarlett Empress) – de Josef Von Sternberg – 1934
Sixième des sept films tournés par Marlene Dietrich sous la direction de son pygmalion, cette adaptation des mémoires de Catherine II de Russie a connu un échec public et critique cinglant à sa sortie, avant d’être réhabilitée par la postérité. Mais la postérité a-t-elle vraiment raison ? Pas sûr : L’Impératrice rouge est, de tous les films tournés en commun par l’actrice et le cinéaste, le plus compassé et le moins vivant. Dépassé par l’ampleur de son sujet, Sternberg ne parvient pas à mener de front le double-but de son film : réaliser le portrait sensible d’une femme-enfant qui se transforme peu à peu en intrigante, femme de pouvoir ; et faire vibrer le souffle de l’Histoire avec un grand H.
Le film est parsemé de très belles scènes et d’images forcément magnifiques, qui subliment Marlene par la grâce d’un noir et blanc délicat, et de voiles qui donnent au visage de la star un aspect presque irréel. Une œuvre typique de Sternberg, donc, qui donne à sa muse un rôle en or, lui permettant de dévoiler une très large palette de ses talents d’actrices. Entre les grands yeux enfantins et innocents du début du film, et le sourire narquois et rageur de la fin, il y a un monde…
Mais le problème, c’est justement pour aller d’un monde à l’autre. Accumuler les (très) belles scènes ne suffit pas à faire un beau film : il manque à ce gros machin en costumes et aux mille acteurs ou figurants ce petit supplément d’âme, cette magie qui fait qu’on s’attache aux personnages, et qu’on vit en même temps qu’eux leurs évolutions. Il manque aussi un rythme à cette suite de séquences entrecoupées par d’innombrables cartons qui replacent constamment l’intrigue dans son contexte historique.
Le sujet était clairement fait pour Sternberg : ce portrait d’une jeune femme romantique confrontée à la dureté d’un monde auquel elle n’était pas préparée, est un pur thème sternergien. Mais son style intime se prête mal à l’ampleur des décors, de la distribution, et tout simplement de l’histoire qu’il veut raconter. Résultat : il manque au film ce charme vénéneux qui faisait le prix de Shanghai Express, la précédente collaboration de Marlene Dietrich et Josef Von Sternberg, autre portrait d’une romantique contrariée, avec en toile de fond l’Histoire en marche.
Par moments, le film semble même se transformer en une série de tableaux joliment composés, mais incapables de prendre vie, comme le montre cette incroyable scène de banquet, où la caméra commence par planer au-dessus de la table, avant de s’écarter et de dévoiler les convives attablés, comme privés de vie. Virtuose, curieux, et froid.
Dommage, parce qu’il y a de très beaux moments dans le film, comme cette (rare) scène d’extérieure, et de nuit, où la future impératrice perd définitivement ses inhibitions de jeune fille ; ou cette séquence en deux temps de l’escalier, où l’amante contrariée se venge de cet homme qu’elle aime peut-être en lui faisant vivre la frustration qu’elle avait elle-même connue par sa faute quelques mois plus tôt… Il y aussi la relation particulièrement cruelle entre la future Catherine II et sa mère, monstre de cruauté froide et calculatrice.
Le film ne manque pas d’attraits, mais c’est sans doute, des sept films du tandem, celui qui s’éloigne le plus d’un chef d’œuvre…
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Pas assez familier peut-être avec les films de la paire, mon enthousiasme s’est avéré en son temps plus franc – celui du béotien ?:
Jeunes femmes, futures régnantes germanophones, que l’on vient chercher pour les mener, après un long voyage comme un deuil en carrosse, vers des époux peu désirables… la Sophia Frederica campée par Marlène Dietrich et la Maria-Antonia tenue par Kirsten Dunst ont quelque chose à voir l’une avec l’autre (mais pas leur destinée) – les films, en revanche, que peu (passés les troupeaux courtisans se hâtant de pièce en pièce et cette quête acharnée à l’héritier).
Nous n’avions pas vu grand chose encore de Dietrich (peu, voire pas, de souvenir de L’Ange Bleu et ses minutes touchofeviliennes, quoique hautement magnétiques, ne nous permettant guère de nous porter beaux, au rang des spécialistes thuriférants (encore que nous ayons vu Martin Roumagnac, ce que peu ont, de nos jours, d’affiché à leur revers !), elle nous semblait plus également fatale, les yeux toujours mis clos dans des volutes mentholés (et la voix voluptueusement brûlée à la cigarette). Or, tandis que The Scarlett Empress débute, on est a deux doigts de Sissi (le potard d’ingénuité tourné à 11 !) ! Et ce jusqu’à ce que le comte Alexei (réjouissantes moustaches de John Lodge, à la garde-robe pleine zibeline remarquable) ne sème le trouble émoi, tandis que les traîneaux et les chapkas XXL gagnent St Petersbourg la dépravée !
Nous n’avions rien vu de Sternberg auparavant (à part Der Blaue Engel dont je nous ne nous souvennons que de nibe) et vivions chaque jour de notre existence savamment établi par le Grand Horloger dans l’ignorance la plus condamnable de la charge érotique et baroque (ici particulièrement exacerbée !) de ses oeuvres collaboratives avec sa Galatée aux sourcils rageusement épilés. Car, plus qu’une égérie selon les durs dires du réalisateur dans ses amères Mémoires*, Dietrich fut longtemps à Sternberg** ce que fut Dolittle à Higgins, Birkin à Gainsbourg,… Agnetha Fältskog à Björn Ulvaeus (Chantal à Jean-Jacques, si vous préférez).
Ainsi la claque fut-elle plus grande (à hauteur d’une publicité pour l’internet par Orange) en découvrant L’Impératrice Rouge, dont le Professeur Thibaut (in BRA2IL #27, causant pourtant alors de The Ninth Configuration de WP Blatty) nous avait « soudain » donné envie de voir, et ce séance tenante encore (apanage vérifiable par chacun de la « soudaineté »).
Quelle ne fut pas notre surprise dés lors devant tant de magnificences plastiques (décors ahurissants, démesurés (un peu comme si Salammbô avait été adapté par Fritz Lang), filmage et éclairages remarquables (tous les plans au travers des étoffes, troublant la vue autant que l’existence de la jeune femme le devient), plans renversants d’émotion (la chronologie insistante jusqu’à la douleur des regards de Marlène),…), devant tant de grandiloquentes (la cérémonie, le repas de noces) audaces, de fantasque tragique, d’agressivité esthétique, d’onirisme luxuriant, de masochisme passionné, de grotesque shakespearien, d’orgiaque sépulcral, de faste orgasmique et freaksien et de dégénérescences, de turpitudes excentriquement métaphorisées (c’est de la fin de règne comaque !), et toujours vivement carillonées… c’est bien simple: contrairement aux apparences, les mots viennent à nous manquer !
* « j’ai cessé de faire du cinéma en 1935 »
(il fera encore une petite dizaine de films pourtant)
** pour sept films. Celui-ci étant le sixième.