La Cigogne en papier (Orizuru Osen) – de Kenji Mizoguchi – 1934
Le dernier film muet de Mizoguchi est paradoxalement l’un de ses plus bavards ! Entrecoupés de (trop) nombreux cartons, l’histoire tragique de la pauvre Osen, jeune femme sacrifiée par ses bourreaux, puis sacrifiée volontaire, est un peu plombée par ses dialogues trop nombreux qui la plupart du temps n’apportent pas grand-chose à la compréhension, et ne permettent pas d’apprécier la force des images.
Des dialogues qui apparaissent sur des cartons, comme dans n’importe quel film muet, mais qui sont dits en voix off par un « benshi ». Le benshi, c’est en quelque sore l’équivalent monolithique du pansori coréen, le chant et le côté fascinant en moins. Ce narrateur était indispensable dans le Japon rural du début du XXème siècle, où beaucoup de spectateurs étaient incapables de lire les cartons. Planté au pied de l’écran, il jouait les dialogues en direct. Une véritable institution qui explique en partie pourquoi le cinéma japonais a mis autant de temps à passer au parlant (nous sommes en 1934, là). La Cigogne en papier est un film de transition pour Mizoguchi, qui inclut le benshi dans la bande sonore du film.
Peut-être est-ce pour le mettre en valeur qu’il a multiplié à ce point les cartons. Mais décidément, cela n’apporte rien, bien au contraire. Dans la première partie, en tout cas, confuse et basée sur les activités illicites d’une bande de malfaiteurs qui utilisent la jeune femme comme appât pour monter des arnaques. Difficile à suivre précisément, cette intrigue policière est maladroite et ennuyeuse. Mais il faut passer le cap de cette première partie : dans la seconde moitié, le film devient beaucoup plus passionnant, lorsqu’il se concentre exclusivement sur les rapports entre Osen et son « petit frère » Sokichi.
On a franchement envie de le baffer, ce Sokichi, étudiant en médecine sans envergure et complètement soumis, qui passe la première partie du film à pleurnicher (incapable de se rebeller ou de se prendre en main pour débarrasser sa « grande sœur » de l’emprise de ses maîtres), et la seconde à se voiler la face avec hypocrisie : mais d’où vient l’argent que la petite Osen récolte pour financer ses études à lui ? Mieux vaut pas se demander, il sera toujours temps d’avoir l’air surpris lorsque la jeune femme sera arrêtée pour avoir fait la putain… Osen, d’abord victime malgré elle, se transforme en victime consentante, sacrifiant sa vie, son honneur, et finalement sa santé mentale, pour permettre à ce p’tit con à peine reconnaissant de vivre la vie qu’il doit vivre.
L’histoire est racontée à grand renforts de flash-backs (et de flash-backs dans les flash-backs). Une construction audacieuse et complexe, rare chez Mizoguchi, qui ne fait que renforcer le sentiment de tragédie inéluctable. Le film commence par une scène de nuit, sur le quai de gare d’une ville privée d’électricité. Dans l’anonymat de la foule, deux silhouettes ressortent : celle d’un notable visiblement hermétique à l’impatience du petit peuple ; et celle d’une femme aux épaules tombantes, qui semble attendre avec résignation son dernier souffle… Ce sont ces deux êtres qui semblent ne pas se connaître, mais qui évoquent intérieurement leur jeunesse commune. Lui se souvient qu’il se serait suicidé, s’il n’avait pas été sauvé par Osen, et qu’il se serait sans doute laissé entraîner dans une vie de misère. Elle se souvient qu’elle a tout sacrifié pour le bien de Sokichi, en secret et sans rien attendre en retour. Et « rien », c’est justement ce qu’elle a eu…