Mémoires de nos pères (Flags of our fathers) – de Clint Eastwood – 2006
Il y a quelque chose de profondément fordien dans ce film qui démystifie un pan de l’histoire de l’Amérique. La bataille d’Iwo Jima a déjà inspiré plusieurs films, mais Eastwood prend le contre-pied absolu de tout ce qu’on a pu voir jusqu’à présent dans le cinéma de guerre ; et aussi de ce que l’implication de Steven Spielberg (producteur) pouvait laisser attendre : Mémoires de nos pères, passée la séquence de débarquement des Américains sur l’île japonaise, n’a strictement rien à voir avec Il faut sauver le soldat Ryan.
C’est, à ma connaissance, le seul film qui décortique… une photo. Le point de départ de Mémoires de nos pères, c’est cette fameuse photographie de Joe Rosenthal montrant six soldats hissant le drapeau américain au sommet du Mont Suribachi, sur l’île d’Iwo Jima. A une époque (1945) où l’opinion publique américaine en a assez de la guerre, mais où l’armée a besoin d’argent pour se battre dans le Pacifique, cette image a largement contribué à galvaniser les foules, et à réveiller la fibre patriotique des Américains.
Dès les toutes premières images, Eastwood nous montre que rien n’est aussi simple que l’on peut l’imaginer. Loin de l’héroïsme que laisse deviner cette photo, le film s’ouvre sur le visage terrifié d’un soldat (Ryan Philipps, dans le rôle de John Bradley, dont le fils co-écrira le livre dont s’inspire le film) errant dans un paysage désertique, presque lunaire. Une image de fin du monde qui donne parfaitement le ton : le principal ennemi de ces jeunes soldats, ce sont leurs propres démons intérieurs, et pas les Japonais qu’on ne fera qu’apercevoir. Autant pour les héros, et pour le combat du bien contre le mal…
Dans sa construction, Mémoires de nos pères est le plus complexe des films d’Eastwood. Le plus brillant aussi, même si ce voyage incessant entre différents temps (la veille du débarquement, les premiers jours sur l’île, la tournée triomphale aux Etats-Unis, les semaines de bataille, les années d’après-guerre, « l’enquête » du fils de Bradley…) n’a rien d’artificiel. Le scénario, signé Paul Haggis et William Broyles, est exceptionnel, et jamais on ne perd le fil de l’action, ni la psychologie des personnages, qui est ce qui intéresse avant tout Eastwood.
Le film raconte tous les événements qui entourent cette photo. On apprend ainsi que, contrairement à ce qu’imagine l’opinion publique, ce drapeau hissé ne symbolise pas la victoire : la photo a été prise au cinquième jour d’une bataille qui allait durer trois semaines de plus, au cours desquelles la moitié des soldats de la photo vont trouver la mort. On apprend aussi que la photo a été prise alors qu’un second drapeau était posé : le premier avait également été photographié, mais le cliché qui en a été tiré n’a pas eu le même pouvoir évocateur.
Le film n’évite pas les scènes de bataille, même si les détails les plus sanglants restent hors-champs. Eastwood filme l’horreur des combats dans les yeux de ses personnages, et en particulier de l’Amérindien Ira Hayes, dont on assiste à la destruction intérieure, alors qu’il voit ses camarades tomber à ses côtés. C’est le personnage le plus bouleversant du film, parce qu’on comprend très vite que, même s’il survit physiquement à cette bataille, son esprit est bel et bien mort sur l’île…
Pas plus que ses deux « complices », survivants de la photo, Hayes n’est pas un « héros » tel que le cinéma et l’opinion l’entendent. « Je me suis contenté d’essayer de survivre », explique-t-il dans un cri désespéré. Et la manière dont il est considéré comme un héros, et utilisé comme tel par l’armée lors d’une tournée américaine pour inciter la population à acheter des « liberty bonds », le mène au dégoût. Non pas de l’armée, mais de lui-même. Ce dégoût le mène au fond de la bouteille, et au plus bas de l’humanité… Adam Beach (qui avait été le héros de Windtalkers de John Woo) est formidable dans le rôle.Clint Eastwood, lui, signe tout simplement l’un de ses plus grands films. Sans jamais quitter le point de vue américain (excepté dans de cours plans lors du débarquement), il filme un film sobre et étourdissant, simple et dense, dur et inoubliable. Un film qu’Eastwood « complètera » quelques mois plus tard avec Lettres d’Iwo Jima, qui adoptera cette fois le point de vue japonais. Un film tout aussi fort, mais radicalement différent.
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