A l’Est de Shanghai (Rich and Strange / East of Shanghai) – d’Alfred Hitchcock – 1931
Voilà sans doute le plus méconnu des très grands films anglais d’Hitchcock. L’un des plus atypiques aussi : délaissant le film à mystère ou à suspense, Hitchcock s’intéresse à un couple en crise, qu’il filme dans un grand périple à travers le monde. En apparence, c’est une pure gourmandise que nous offre là le jeune réalisateur. C’est en fait l’un des films les plus riches de ses débuts, et sans doute le plus personnel : on y retrouve les envies de voyage d’Hitchcock (envies qu’il n’a guère assouvies que par l’intermédiaire de ses films), ses rapports complexes avec les femmes, et la singularité de son éducation chrétienne rigoureuse…
C’est l’histoire d’un homme qui s’ennuie dans son travail, dans sa ville, dans son couple, qui en a assez de ces journées interminables au boulot, de ces voyages sans chaleur dans le métro surpeuplé de Londres, et des sempiternels rognons en pudding de sa femme. Bref, un râleur impénitent (joué par Henry Kendall), qu’on a envie de baffer de bout en bout, mais que sa femme, visage et cœur d’ange, aime malgré tout. La jolie jeune femme est interprétée par Joan Barry, dans le rôle de sa vie : l’actrice restera surtout dans l’histoire du cinéma pour un scandale qui l’a opposée à Charles Chaplin. C’est elle, cependant, qui doublait Anny Ondra dans la version parlante de Chantage.
C’est l’histoire de ce couple qui, alors qu’il est en train d’étouffer, reçoit comme par miracle la lettre d’un oncle qui lui offre une somme considérable pour qu’ils puissent assouvir leurs envies de voyage. Et voilà Emily et Fred Hill, couple anglais si parfait et banal, partis à la recherche d’aventure : la traversée de la Manche, d’abord, où le mari réalise que son goût pour la mer est contrarié par un cœur mal accroché ; puis la traversée de Paris ; puis Marseille, puis l’embarquement pour la Méditerranée, le canal de Suez, la découverte de l’Asie…
Hitchcock nous fait voir du pays, certes, mais il profite essentiellement des riches possibilités du bateau, lieu vaste mais clos où se forme une nouvelle communauté… et de nouveaux liens, dont la morale ne sortira pas vainqueur. On est chez Hitchcock, après tout.
Pendant que Fred combat sa nausée dans sa cabine, Emily s’ennuie, et se laisse séduire par le capitaine, homme qui possède la classe qui fait défaut à Fred. Un simple baiser, une attirance mutuelle, et un sentiment de culpabilité dont la prude Emily ne se défait pas (enfin, elle ne se débat pas très fort, quand même). Lorsqu’il est enfin sur pied, Fred tombe sous le charme de la première princesse venue. Une aventurière, bien sûr, et Hitchcock multiplie les signes qui montrent que ces deux-là ne se contentent pas d’un baiser…
Délicieusement amoral et grinçant, le film est aussi très drôle, notamment grâce à un second rôle que Hitchcock retrouvera à l’avenir : Elsie Randolph en vieille fille à potins, irrésistible et insupportable à la fois. Et formellement, le film est éblouissant : la sortie de bureau de Fred (qui évoque avant l’heure celle des Temps Modernes, de Chaplin), une soirée costumée à bord étourdissante, un plan sublime du bateau traversant le canal de Suez, un naufrage filmé de l’intérieur d’une cabine… Le génie d’Hitchcock est éclatant, plus peut-être que dans aucun autre de ses films à ce stade de sa carrière. Des années après, le film restera d’ailleurs l’un de ses préférés de sa période anglaise.
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