Les Voyages de Sullivan (Sullivan’s Travels) – de Preston Sturges – 1941
Dans la prestigieuse lignée des grands réalisateurs de comédies hollywoodiennes, Preston Sturges occupe une place à part. Trop souvent oublié au profit de Leo McCarey ou du Lubitsch, Sturges a pourtant signé une série de chefs-d’œuvre au ton étonnant. Car ce qui fait la force du cinéma de Sturges, et tout particulièrement de ce Sullivan’s Travels¸ c’est son refus de rentrer dans une case bien définie.
Le film, le meilleur de son réalisateur, alterne la comédie pure, la romance, le suspense, le drame social et la fable, grâce à une série de ruptures de ton déroutants mais réjouissants. Evoquant par moments Les Raisins de la Colère, et même Je suis un évadé, le film est pourtant une ode… à la comédie. La carrière de Preston Sturges se cantonne pour l’essentiel à la comédie, et le réalisateur le clame haut et fort dans ce film : l’intérêt du genre dépasse le divertissement pur, son rôle est également social, si si.
Joel McCrea, le héros du film, est un réalisateur de comédies à succès, qui veut passer à un cinéma sérieux. Pour mieux comprendre les pauvres, dont il compte faire les personnages de son prochain film, une adaptation du « O Brother, where art thou », il décide de se faire passer pour l’un des leurs, et part avec des haillons, et avec une simple pièce dans la poche. Mais pour une question d’assurance, ses producteurs le font suivre par un bus luxueux et suraménagé, dans lequel il se retrouve au premier accrochage.
Tout le début du film est une pure comédie, un peu dérangeante, sur les essais sans cesse contrariés du réalisateur-star pour se fondre dans le monde des miséreux. Et puis au détour d’une scène, la lumière du film apparaît, celle qui fait basculer la comédie un peu potache vers un film toujours drôle, mais où l’émotion est à fleur de peau : Veronica Lake, icône absolue du cinéma de genre des années 40, délicate silhouette qui donne enfin un sens à la quête un peu absurde du réalisateur.
Ensemble, le couple ainsi formé va repartir sur les routes, et tous deux vont trouver ce qu’ils cherchaient vraiment. Tout est bien qui finit bien, sauf qu’un nouveau film commence là. La comédie disparaît presque totalement, pour laisser la place à un drame étouffant et inquiétant. Alors qu’il se rend une dernière fois dans les bas-fonds pour distribuer de l’argent aux pauvres qui l’ont inspirés, le réalisateur est attaqué par l’un d’eux qui s’empare de ses vêtements, l’assomme et le met dans un train. Tout le monde le croit mort, mais il est arrêté et condamné à sept ans de travaux forcés dans une prison glauque au cœur des marais, sans pouvoir prouver sa véritable identité.
Un changement de ton vraiment radical, pourtant le film est d’une cohérence parfaite. C’est sans doute le film le plus personnel de Sturges qui, à travers le personnage de McCrea, défend le cinéma qu’il aime, cette comédie qui semblait alors à bout de souffle à Hollywood et à laquelle il contribue à donner de nouvelles lettres de noblesse.