Les Temps qui changent – de André Téchiné – 2004
Le portrait que Téchiné fait de Tanger dans ce film sublime est fascinant, entre le béton omniprésent et la nature encore intacte, entre la terre et la mer, entre les nuits profondes et les journées baignées de soleil. Ce pourrait être le sujet du film, mais le cinéaste aurait sans doute pu choisir une autre ville hors de l’Europe : Téchiné filme le portrait croisé de déracinés tiraillés entre les conventions de leur culture et leur vraie personnalité.
Il y a Cécile (Catherine Deneuve), vedette de la radio qui sacrifie sa carrière et son bonheur personnel pour un mari qu’elle n’aime pas. Il y a le mari (Gilbert Melki, formidable comme toujours), ambitieux et hédoniste qui cache (mal) derrière une apparente ouverte d’esprit son égoïsme et son sectarisme. Il y a leur fils (Malik Zidi, César mérité du meilleur jeune espoir), qui parvient de moins en moins à refouler son homosexualité consommée. Il y a la compagne de ce dernier (Lubna Azabal, magnifique), jeune femme paumée dont on sent qu’elle ne trouve sa place nulle part, depuis qu’elle s’est éloignée de sa sœur jumelle qui, elle, vit profondément (et douloureusement) sa religion.
Cette famille en apparence idéale, qui vit au soleil dans une villa impressionnante, pourrait servir de sujet d’étude infini à une armée de psys… L’arrivée d’Antoine va faire évoluer ce petit monde. Antoine, c’est Gérard Depardieu, immense et tellement enfantin et entier qu’il en devient bouleversant. Antoine a obtenu un poste de superviseur d’un grand chantier à Tanger parce qu’il rêve depuis trente ans de retrouver Cécile, avec qui il a vécu une folle passion lorsqu’ils étaient jeunes, et qu’il n’a jamais oubliée. Depuis toutes ces années, il n’a fait que chercher à la retrouver, et arrive pour la séduire de nouveau, et finir sa vie avec elle.
La scène où, enfin, il la croise par hasard est d’une banalité presque absurde, loin de toute lyrisme : dans une galerie marchande comme tant d’autres, il l’aperçoit à la caisse du supermarché, avec son mari. Comme un enfant perdu, il se cache derrière un pot de fleur, puis se dérobe, tellement troublé qu’il se fracasse son immense pif sur une porte automatique… C’est tellement grotesque qu’on pourrait en rire, mais on en aurait presque les larmes aux yeux.
Antoine, lui, n’est pas tiraillé comme les autres personnages du film. Il est totalement tourné vers un seul but, qui lui apparaît comme une évidence, qu’il partage d’ailleurs sans détour avec Cécile, puis son mari. Cécile, elle, n’est plus la même, et se comporte comme une mère le ferait avec son fils immature. Mais derrière cette barrière infranchissable, la passion couve toujours, et Téchiné sait magnifiquement saisir ces instants fugitifs qui font toute la beauté de ces retrouvailles au-delà du temps.
Et puis il y a le passé des deux stars, bien sûr, qui plane sur le film. Depuis Le Dernier Métro, le couple Deneuve-Depardieu fait partie des grands mythes du cinéma français. Téchiné leur fait largement honneur. Mieux, avec ce chef d’œuvre bouleversant, il signe leur meilleur film à tous deux depuis des années.