Le Sixième Sens (Manhunter) – de Michael Mann – 1986
Chez Michael Mann, le bonheur est bleu et sent bon l’iode. Dans tous ses films, ou presque, les personnages trouvent la paix dans des maisons aux larges baies donnant sur la mer, baignées dans une lumière bleutée qui contribue à la quiétude des lieues. C’est le cas dans Heat, Collateral ou Miami Vice. C’était déjà vrai dans ce Manhunter qu’on a trop vite oublié, enterré par la réussite du Silence des Agneaux cinq ans plus tard. Quel rapport, me direz-vous ? Ce premier bijou noir de Mann est l’adaptation de Dragon Rouge, le premier roman de Thomas Harris dans lequel apparaît un certain Hannibal Lecter (Lektor, dans le film). Le succès du Silence des Agneaux et de sa suite, Hannibal, poussera d’ailleurs feu Dino de Laurentiis à produire une seconde adaptation de Dragon Rouge, éponyme cette fois, et avec Anthony Hopkins dans le rôle du médecin cannibale. Franchement, il n’y a pas à hésiter : autant Dragon Rouge, le film, est grotesque et aussi vite vu qu’oublié ; autant Manhunter est une œuvre profondément marquante.
Pas parfaite, non. D’un point de vue narratif, on sent Mann encore un peu approximatif, parfois. Mais esthétiquement, son univers est déjà bien en place. Et le cinéaste a un talent fou pour créer une atmosphère, en quelques secondes seulement. Dès le premier plan, magnifiquement composé, on comprend que le calme de se bord de mer sera rapidement troublé. Que cet ami (Dennis Farrina dans le rôle de Jack Crawford, que reprendra Scott Glenn dans le film de Jonathan Demme) vient mettre un terme à la retraite du héros. Avant même que la première parole soit prononcée, ce simple plan suffit à instiller ce sentiment d’angoisse qui ne retombera pas…
Le héros, c’est William Petersen (le flic du culte Police Fédéral Los Angeles de Friedkin, et le Gil Grissom des Experts), acteur au charisme trop peu exploité au cinéma. Son personnage, Will Graham, est le meilleur profiler du FBI, celui qui a permis l’arrestation d’Hannibal Lecter trois ans plus tôt, et qui a failli y laisser sa peau. Depuis, il a démissionné, mais les meurtres sauvages de deux familles sans histoire le poussent à reprendre du service.
Il y a un plan, qui n’a l’air de rien, mais qui résume bien le parti-pris du film (qui ne sera pas celui de Demme pour Le Silence des Agneaux). Lorsque Crawford tend les photos des victimes à Graham, celui-ci marque une pause avant de les regarder, se préparant à replonger dans l’horreur. On pense alors que les photos que l’on va voir sont celles des corps mutilés. Mais non, ce sont de simples photos de familles heureuses… Et c’est bien pire : ces images hantent le spectateur, et Graham, qui ne peuvent qu’imaginer leurs derniers instants. Mann prouve que la surenchère gore n’est pas l’outil le plus terrifiant qui soit, pour un vrai réalisateur.
Grand cinéaste visuel, Mann signe un film très peu bavard, incarné par des comédiens qui ne sont jamais aussi bon que dans les silences. Non pas qu’ils soient limités dans les dialogues, remarquez. Mais l’écriture visuelle du film est sans doute plus maîtrisée que l’écriture des scènes dialoguées. William Petersen apporte profondeur et douleur à un personnage qui en finit par être dérangeant, tant il s’identifie au tueur en série qu’il poursuit. A l’inverse, ce tueur, aussi horrible soit-il, devient touchant, tant on ressent ses fêlures. L’imposant Tom Noonan lui apporte une humanité inattendue, qui provoque un profond malaise…
La distribution du film est assez exceptionnelle, puisqu’on retrouve aussi Joan Allen en jeune aveugle qui attendrit le cœur de notre tueur (c’est son premier rôle important), Stephen Lang en journaliste dégueulasse, et Brian Cox dans le rôle d’Hannibal. Mais il faut bien l’admettre : sa prestation souffre énormément de la comparaison a posteriori avec l’interprétation qu’en fera Anthony Hopkins.
C’est bien le seul bémol que l’on puisse faire à ce film qui, malgré une musique très datée « années 80″ (un peu trop présente par moments), soutient largement la comparaison avec Le Silence des Agneaux. Il serait peut-être temps de mettre enfin ce Manhunter à la place qu’il mérite…