Shanghaï Express (id.) – de Josef Von Sternberg – 1932
De la longue et fructueuse collaboration entre le pygmalion Von Sternberg et sa découverte Marlène Dietrich, Shanghai Express fait figure de mal aimé, au milieu d’une liste de films prestigieuse, qui comprend des classiques comme L’Ange Bleu, Morocco ou L’Impératrice rouge. Et pourtant, le film est un chef d’œuvre, à mon avis bien supérieur à L’Ange Bleu (que j’ai toujours trouvé très bon, mais surévalué), Agent X27, ou même à Morocco.
L’histoire, mélange d’aventures exotiques, de romance contrariée, le tout sur fond de bouleversement historique, ressemble à celle de nombreux autres films de cette époque (on pense à Quatre hommes pour une prière, de Ford, qui procède du même mélange des genres). Ici, l’action se déroule presque exclusivement dans un train qui relie Pékin à Shanghaï, dans une Chine bouleversée par la guerre civile. A bord de ce train, une jeune femme à la réputation sulfureuse, connue sous le surnom de « Shanghai Lily », et qui retrouve par hasard celui qui fut son grand amour avant une rupture difficile, six ans auparavant : un médecin militaire. Egalement à bord de ce train : un Chinois qui se révèle rapidement être un chef des rebelles, cruel et violent.
Le fond historique est important dans ce film, mais Sternberg prend le parti d’éviter d’être trop démonstratif, ou de se lancer dans des explications géopolitiques qui auraient sans doute dévier le film de son vrai sujet. Au contraire, il plonge le spectateur au cœur des événements, sans lui donner d’avantage d’explications qu’aux personnages. La séquence de l’attaque du train est particulièrement frappante : filmée de nuit, par une série de plans rapides et très sombres, elle fait l’effet d’un immense désordre, dont on met du temps à comprendre le sens exact. C’est très réussi et assez effrayant. Ce fonds de bouleversements historiques plonge d’ailleurs le film dans une atmosphère d’insécurité qui accentue sa force et crée une impression d’angoisse constante.
Visuellement aussi, le film est sublime : un nouveau sommet baroque pour Von Stroheim, qui soigne le moindre de ses cadrages, y compris pour des plans de train sans grande importance. Le départ du Shanghai Express dans les petites rues étroites de Pékin est une vision étonnante. La manière dont le cinéaste filme ses (très beaux) décors, et surtout comment il utilise les ombres et la lumière… Tout cela relève du grand art.
On pourrait dire aussi beaucoup de biens des seconds rôles, en particulier de la troublante Anna May Wong ou du sympathique et bonhomme Eugene Pallette et de sa voix inimitable de baryton, qui apporte un peu de légèreté à ce film assez grave. On pourrait aussi regretter le manque de charisme de l’acteur principal, Clive Brook. Mais ce petit bémol est bien vite oublié devant ce qui est l’atout essentiel du film : Marlene Dietrich. Bien sûr, Sternberg a filmé l’actrice mieux que quiconque après lui, et cela dès L’Ange Bleu. Mais Marlene n’a sans doute jamais été aussi belle, envoûtante et émouvante que dans ce Shanghai Express qui, malgré toutes ses immenses qualités, semble n’avoir été produit que pour servir d’écrin somptueux à l’actrice.
Pourtant, son rôle n’est pas facile : la belle interprète une jeune femme prisonnière de sa fierté et de ses principes, qui se réfugie continuellement derrière une façade de froideur et de frivolité. Comme son médecin d’amoureux, d’ailleurs. Mais cette façade se fissure par brefs moments tout au long du film, à commencer par une séquence à tomber par terre. Sur la passerelle arrière du train, Marlene Dietrich vient rejoindre Clive Brook pour la première fois et, après un dialogue où les non-dits sont plus frappants que les paroles réelles, elle s’abandonne furtivement dans les bras de son aimé. Cette vision du visage de la belle, enfin débarrassé de sa dureté de façade, nous plonge dans un sommet d’émotion, qui marque de son empreinte tout le film.
Josef Von Sternberg aime Marlene, et cela se voit : sa caméra caresse son visage et ses courbes et la magnifie. Les gros plans sur l’actrice sont tous (absolument tous) magnifiques, et le visage de l’actrice, alors trentenaire, frappe par son naturel et ses quelques petites rides naissantes qui lui donnent un supplément d’âme. Il y a d’ailleurs dans Shanghai Express un plan qui est devenu par la suite l’image la plus célèbre de Marlene Dietrich : seule dans son compartiment plongé dans l’obscurité, Lily laisse transparaître son émotion et son visage, douloureux, sort de l’ombre lentement, comme s’il recherchait la lumière. Josef Von Sternberg aime Marlene Dietrich ? Moi aussi…
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